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Arnaud Mazier, chef de service des SIC (DSI), ministère de la Justice : « Ce que l’on vise, c’est passer en format numérique natif les chaînes de décisions civiles et pénales »

Tech&droit - Start-up, Blockchain, Données
22/10/2018
Le 15 octobre dernier, Nicole Belloubet, garde des Sceaux, présentait le dernier état des projets de modernisation du ministère, à travers un certain nombre de projets (le numérique en détention, le casier judiciaire dématérialisé, Portalis ou encore la procédure pénale numérique). Le point sur l'un d'entre eux, la transformation numérique du ministère lui-même et, notamment, la modernisation de son système d'information, avec Arnaud Mazier, chef de service des SIC (DSI), ministère de la Justice.
Actualités du droit : Le ministère de la Justice porte une lourde dette technologique. Quels sont pour vous les points les plus problématiques ?
Arnaud Mazier : Concrètement, tout fonctionne, mais on arrive aux limites du modèle. Ce que nous font remonter en interne les magistrats, les fonctionnaires, les services de l’administration pénitentiaire et ceux de la protection de la jeunesse, ce sont essentiellement les réseaux. Nous avons une incapacité à soutenir une demande qui va crescendo en termes de réseau télécoms, afin de pouvoir soutenir des échanges interapplicatifs et ce d’autant que de plus en plus nos logiciels sont de plus en plus centralisés. C’est un changement de paradigme de notre côté, notamment pour pouvoir soutenir des visioconférences de haute définition et échanger des données plus rapidement. Nous avons un important retard technologique, mais aussi en terme d’investissement, qui va être rattrapé grâce au projet de loi de programmation pour la justice 2018-2022. Ce texte va également nous permettre d’avoir la visibilité financière pour pouvoir soutenir ces améliorations.
 
Le second point, c’est l’architecture. Elle tourne plutôt bien, fondamentalement. C’est une architecture qui est quand même, au sens informatique, très déconcentrée. Beaucoup d’applications locales datent des années 90-2000. De nombreux applicatifs web ont été développés, mais ce n’est pas encore la majorité, notamment dans le domaine civil (9 applicatifs civils nationaux).
 
ADD : Les applicatifs développés par certaines juridictions sont-ils compatibles avec ceux d’autres juridictions ?
A.M. : Nous avons des applicatifs civils nationaux qui se retrouvent dans les TGI et les cours d’appel, mais l’infrastructure informatique date en conception de 15 -20 ans. Elle n’est pas obsolète parce que le ministère a continué à l’entretenir. Mais elle est très déconcentrée, si bien que lorsque l’on veut faire un changement, une interconnexion, dans les limites du droit, cela pose des vrais soucis.
 
ADD : L’informatique des juridictions apparaît en fin de cycle. Est-ce que WordPerfect fonctionne toujours, par exemple ?
A.M. : Oui, il fonctionne toujours et il a beaucoup d’utilisateurs. C’est le reflet de ce ministère : nous avons quatre suites bureautiques (open Office, Office, Libre office et Microsoft WordPerfect). Je pense que l’on est plutôt dans une logique d’accumulation que de rationalisation nécessaire pour avoir une bureautique dans l’état de l’art.
 
Un autre phénomène doit également être souligné : c’est l’adhérence très forte entre les logiciels métiers (civil, pénal) et les trames métiers.
 
Notre difficulté à faire évoluer notre système d’information, c’est aussi cela : une adhérence très forte à des applicatifs très disparates et un éventail de suite bureautique très large. En réalité, nous avons presque toutes les gammes de tous les produits qui sont progressivement sortis.
 
Structurellement, c’est ce que nous sommes en train de changer. Dès que l’on est dans un logiciel métier en format web, centralisé, géré dans nos data centers, nous pouvons bien évidemment faire évoluer les choses beaucoup plus simplement. Le premier axe est donc de centraliser nos applications métier et standardiser nos logiciels bureautiques pour mieux gérer les trames et les éditions.
 
WordPerfect reste aussi dans notre système parce que les magistrats ont peu de temps pour se former. Au quotidien, ils ont donc constitué tout un tas d’astuces pour tenter d’alléger leurs tâches. Souvent, ils sont amenés à privilégier un environnement ancien, même imparfait, mais stable, qui les sécurise dans le quotidien bureautique de leur métier. C’est fondamental de prendre cela en considération, particulièrement au regard des grandes contraintes horaires des magistrats et des greffiers.
 
ADD : Est-ce que toutes les décisions de justices sont nativement numériques ?
A.M. : Il faut distinguer les décisions numérisées (un papier sous format numérique, un fac-similé) et celles nativement numériques.
 
Ce que l’on vise, c’est de passer en format numérique natif les chaînes de décisions civiles et pénales afin d’avoir, à un moment donné, de la data qui nous arrive directement sous forme numérique dans nos logiciels. Si les informations sont nativement numériques, cela va également nous permettre de mieux gérer la sécurité dans les échanges d’informations entre services puis au sein même des applicatifs métiers.
 
Par exemple, si la donnée est nativement numérique et que sa signature numérique est garantie, elle va pouvoir circuler du système d'information de la police/gendarmerie vers les logiciels justice (Cassiopée), vers e-barreau pour les avocats, vers les applicatifs qui gèrent le casier judiciaire (Astrea) ou encore vers les logiciels qui gèrent l’application des peines.
 
ADD : Avez-vous une idée de la proportion des décisions qui ne sont pas nativement numériques ?
A.M. : L'essentiel, à ma connaissance. Les décisions de la cour d'appel et de la Cour de cassation sont dans JuriCa/Jurinet. Ce sont les décisions des tribunaux d’instance et de grande instance qui posent problème : remonter tout ce flux pose de réelles difficultés techniques.
 
Le rapport Cadiet (L'open data des décisions de justice, Rapport à Madame la garde des Sceaux, ministre de la Justice, nov. 2017 ; pour une analyse, v. Open data des décisions de justice : le point sur les arbitrages et garanties proposés par la mission Cadiet, Actualités du droit, 10 janv. 2018) nous a beaucoup éclairés, tout en sachant que si l'énoncé est simple, la mise en œuvre est tout sauf évidente. En témoigne les difficultés sur le décret d’application de la loi Lemaire (L. n° 2016-1321, 7 oct. 2016, JO 8 oct. pour une République numérique) sur l’open data. Pour autant, la Cour de cassation travaille sur des procédés innovants de pseudonymisation. La DSI du ministère lui apporte son concours.
 
Des entrepreneurs d’intérêt général (EIG) au soutien de deux projets innovants au ministère de la Justice
L’État a en effet lancé un appel à candidature (Etalab, 13 sept. 2018) pour recruter 32 EIG, qui formeront la 3e promotion d’EIG à partir de janvier 2019.

L’objectif : relever des défis techniques à fort impact pour le service public et les citoyens. Concrètement, au terme de 10 mois, les EIG devront livrer une solution viable et diffuser des outils et approches innovants au sein de leurs administrations d’accueil.

Quels sont ces projets pour le Chancellerie ? : 
DataJust : assurer un traitement égalitaire des demandes d’indemnisation de préjudices corporels, Direction des affaires civiles du Sceau (DACS), ministère de la Justice ; 
Open Justice : ouvrir la jurisprudence en développant des solutions fiables de pseudonymisation et d’enrichissement des décisions de justice, Cour de cassation.
 
ADD : Un budget et une méthodologie sont-ils prévus pour numériser toutes les décisions de justice qui, pour l’heure, ne sont pas nativement numériques ?
A.M. : Je ne sais pas s’il convient de nommer cela une méthode, mais la démarche du ministère est très claire. Il s’agit de définir nos systèmes par les données qu’ils produisent, font circuler, stockent et valorisent, dans leur finalité propre, la protection à apporter pour assurer la confiance attendue (sécurité informatique, RGPD, Etc.). Ils doivent également offrir des ouvertures via des API permettant de construire un véritable écosystème numérique, dans le respect du droit. PORTALIS et le projet de procédure pénale numérique en sont des illustrations fortes.
 
ADD : Combien de sites le ministère de la justice gère-t-il et ont-ils tous accès à internet ? À quand la fibre optique ?
A.M. : Globalement, le ministère de la Justice recense 1 600 sites en France métropolitaine et outre-mer. Des sites dont la taille est disparate (entre les sites les plus petits de la protection de la jeunesse et des sites comme le tribunal de Paris ou encore les sites de l’administration centrale).
 
Ils ont tous accès à internet. Assurément, le débit est encore assez faible, très faible même dans certains endroits. Mais même sur ces débits, il y a des "voies rapides", étant précisé que les applicatifs métiers sont ainsi priorisés en terme technique à tout autre flux comme la navigation sur internet. Cela veut dire que le réseau n’est pas ou très peu congestionné pour les utilisateurs de Cassiopée (juridiction) ou de Genesis (administration pénitentiaire).
 
De ce point de vue-là, on a une gestion technique du service plutôt efficace, mais c'est aujourd'hui clairement très insuffisant.
 
Notre plan pour la fibre optique, c'est 890 sites les plus importants en nombre d'utilisateurs, équipés d’ici la fin de l'année prochaine. Pour les petits établissements, l'ADSL avec son câble cuivre répond déjà aux besoins. Mais nous aurons une solution aussi pour ces sites.
 
Le plan est clair : on est déjà aujourd'hui à 120 sites et on sera à 250 d’ici la fin de l'année 2018. Pour les sites les plus difficiles, ça va prendre du temps car cela nécessite du génie civil et des ajustements immobiliers dans les bâtiments.

Lorsque cela sera fait, le débit sera ainsi augmenté.
 
ADD : Actuellement, les communications électroniques avec les avocats sont limitées en terme de volume des pièces jointes : est-ce un chantier d'amélioration ?
A.M. : C'est un point déterminant et c’est une demande ancienne des avocats et des juridictions de pouvoir transmettre des conclusions et l'ensemble des pièces de la communication civile. Pour l’instant, on est limité pour des raisons de débit à 4 méga octets par pièce adressée.
 
Mais nous allons passer d'ici le mois de septembre de l'année prochaine à 10 méga octets par pièce adressée.
 
Cette augmentation du volume des pièces jointes va permettre de basculer progressivement dans la procédure numérique, je dirais numérisée. Aujourd'hui, en effet avec une telle limite, force est de constater que seules les conclusions peuvent être envoyées. Le reste du dossier est présenté au greffe sous format papier. Avec des pièces de 10 mégas octets, tout le dossier pourra être envoyé. Cela suppose de s’accorder avec le Conseil national des barreaux sur une manière d'envoyer les fichiers avec les métadonnées correspondantes pour classer au mieux les pièces entre avocat et greffe (des discussions sont en cours).
 
C'est un début de numérisation. Peu à peu, nous allons entrer dans les pratiques numériques. Nous sommes également en train de mettre en place un système qui permette aux avocats et aux greffes de s’adresser des pièces au-delà de 10 méga octets, de manière sûre. Ainsi, quand un avocat adresse dans son environnement RPVA, il pourra utiliser un logiciel justice nommé Plex : une plateforme d’échange hébergé dans les datacenters justice, qui va permettre d’envoyer les fichiers les plus lourds vers le bon interlocuteur. Comme c’est une matière sensible, nous tenons à ce que les annuaires soient connectés afin que l’on sache que c’est tel avocat qui s’adresse à tel greffe, et inversement.
 
Dans une version interne à l’État (PLINE), c’est aussi un service qui sera utilisé pour communiquer des pièces entre les enquêteurs et les greffes. Il servira de cadre d’ailleurs aux deux pilotes de confiance de la procédure pénale numérique réalisés en 2019 à Blois et à Amiens
 
ADD : L’investissement prévu va-t-il permettre de réaliser cette transformation numérique ?
A.M. : Concrètement, l’investissement prévu au budget 2018-2022, c’est 530 millions d’euros supplémentaires et 260 emplois numériques consacrés. C’est colossal. Ce sont des ingénieurs, des développeurs, des architectes logiciels, des techniciens du numérique. Mais ce sont également des ergonomes et des personnes en charge du soutien aux utilisateurs.
 
Il faut que l’on monte en compétence sur ces sujets en internalisant les compétences clés. Ça, c’est la construction, c’est ce qu’on appelle « le build ». Il y a aussi le « run » : c’est tout ce qui permet que ça fonctionne. On a beaucoup de personnes en région qui se mettent au service des utilisateurs, les départements informatiques et télécoms. Ils sont proches des utilisateurs, pour résoudre leurs problèmes et les accompagner dans cette transformation.
 
Le ministère de la Justice fait également un effort pour professionnaliser le réseau des correspondants locaux informatiques.
 
ADD : Un programme d’accompagnement du personnel est-il prévu ?
A.M. : Dans l’accompagnement, il y a l’accompagnement au sens de la formation (sur ce point on quatre formidables écoles dans ce ministère : l’ENM, l’ENG, l’ENAP et APJ). Le ministère s’efforce d’adapter sa formation. Et, individuellement, chacun d’entre nous doit se former au numérique.
 
Une fois formé, l’important, c’est le soutien. C’est alors mettre des compétences au plus proche des utilisateurs, que ce soit au téléphone ou physiquement. La garde des Sceaux a souhaité qu’un groupe de travail interdirectionnel soit mis sur pied pour que l’on améliore le soutien apporté aux utilisateurs, car là il y a une véritable attente de chacun d’eux. Ce groupe de travail sur le soutien, qui est pluridisciplinaire, que j’anime dans mes fonctions au secrétariat général, utilise toutes les forces vives de ces ministères pour réfléchir à ce qui est attendu pour apporter le soutien de proximité nécessaire.
 
La transformation numérique, ce sont en effet les outils, mais c’est également la dynamique humaine qui soutient le développement de tout cela.
 
Ce qui m’a frappé au sein du ministère de la Justice, c’est que l’on y pratique déjà l’agilité, avec de vrais résultats sur tous nos métiers. Ainsi, par exemple, les logiciels métiers du parquet sont un projet qui se fonde sur une idée locale, qui a su prospérer grâce une équipe ayant travaillé en utilisant les leviers agiles, et ce n’est pas le seul exemple.
 
ADD : De manière très pragmatique, qu’en est-il de l’équipement des magistrats en matière d'ordinateurs portables ?
A.M. : Quand je suis arrivé, j’avais constaté qu’il y avait 8 000 magistrats et seulement 3 000 ultra-portables disponibles. Cet effort en équipement avait été réalisé sur plusieurs années, en fonction des capacités budgétaires du ministère.
 
L’outil fonctionne très bien et est bien accepté par l’ensemble des utilisateurs, mais son déploiement n’était pas assez important. Un nouveau pas va être franchi : 3 500 ultra-portables supplémentaires vont être distribués en quelques mois.
 
Le taux d’équipement en smartphone n’est pas, non plus, très bon. Mais nous allons en distribuer 5 000, globalement pour les fonctions importantes non encore couvertes.
 
Je crois fortement au lien entre les possibilités offertes par la technique, l’émergence des outils de mobilité et la capacité du ministère à amener du numérique au plus près des besoins des métiers et des justiciables.
 
ADD : Le ministère souhaite également accentuer le recours à la visioconférence : est-ce que le parc le permet ?
A.M. : Il le permet déjà. 1 600 terminaux sont opérationnels, ce qui fait de nous le premier service public européen en termes de terminaux utilisés. On l’utilise au quotidien pour réaliser des prolongements de gardes à vue, limiter les extractions judiciaires, réaliser des réunions ou encore dans nos relations avec les partenaires du ministère.
 
Nous investissons beaucoup dans ce parc pour améliorer son fonctionnement et passer à la haute définition : notre plan prévoit d’injecter dès cette année 8 millions d’euros et nous allons rajouter 200 équipements supplémentaires en quelques mois.
 
ADD : Est-ce que le ministère réfléchit à l’utilisation de la blockchain ?
A.M. : On a tendance à penser que c’est avant tout un outil technologique et que cela forme une opportunité pour le ministère. On ne se ferme donc aucune porte et aucune hypothèse technologique.
 
À ce stade, aucun produit ou service n’est précisément identifié, parce que nos projets portent davantage sur des technologies qui sont matures, avec des ingénieurs compétents sur ces technologies. Par exemple, sur la signature électronique, la technique sur base open source est maîtrisée chez nous car nous considérons que cela forme un des socles numériques de nos besoins.
 
Lorsque la blockchain servira un besoin métier, deviendra réellement un outil, elle sera maîtrisée en interne.
 
Propos recueillis par Gaëlle Marraud des Grottes
Source : Actualités du droit