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Philippe Bas, président de la commission des lois, Sénat : "L’émergence de champions de la legaltech français ou européens, pourrait promouvoir à l’échelle mondiale une autre vision"

Tech&droit - Données, Start-up
12/07/2019
Le 1er juillet 2019, se tenait la 2e édition du Forum parlementaire de la legaltech, organisée à l'initiative du président de la commission des lois du Sénat, Philippe Bas.  L'occasion de poursuivre la réflexion sur les enjeux de l'arrivée de ces start-up sur le marché du droit.
Actualités du droit : Quel angle avez-vous souhaité donner à cette deuxième édition du Forum parlementaire de la legaltech ?
L’an dernier, le premier forum parlementaire de la legaltech organisé par la commission des lois du Sénat s’inscrivait dans la continuité de nos travaux sur l’institution judiciaire, qui ont mis en lumière le profond renouvellement de l’approche traditionnelle du droit par les nouvelles technologies.

Le succès de cette première édition, qui portait sur les legaltechs et le service public de la justice, nous a conduit à vouloir examiner l’incidence de ces technologies sur l’activité des professionnels du droit et sur le marché juridique.

Dans cette perspective, nous avons choisi d’étudier trois questions : d’abord, le rôle moteur des start-ups et éditeurs juridiques dans le développement des nouveaux services numériques, ensuite les conséquences pratiques des technologies sur l’exercice des professions du droit et sur leur marché, enfin, le suivi de ce mouvement par le régulateur, qui doit apporter des réponses à des préoccupations à la fois économiques, éthiques et déontologiques.
 
 
ADD : Cette 2e édition intervient quelques mois après le vote de la LPJ. La legaltech avait été au centre de plusieurs arbitrages. Pouvez-vous nous en rappeler la teneur ? (Plateforme de MARD et open data)
La loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice prévoit la fixation d’un cadre juridique pour les services de résolution amiable des litiges en ligne ainsi que la certification de ces services. Elle soumet les plates‑formes de médiation, de conciliation ou d’arbitrage en ligne aux obligations relatives à la protection des données et, sauf accord des parties, à un principe de confidentialité. Elle dispose également qu’une résolution amiable ne peut résulter exclusivement d’un traitement algorithmique et que, si elle en utilise un, les parties doivent y consentir. Enfin, cette loi rend possible la certification des services en ligne de résolution amiable des litiges par des organismes accrédités.

Le Sénat s’est battu pour rendre obligatoire la certification des plates‑formes. Selon nous, une telle obligation ne constituerait pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre car ces plates‑formes visent à trancher des litiges qui, sinon, relèveraient bien de l’intervention du juge. Leurs services doivent donc présenter des garanties renforcées pour les justiciables. Pour cette raison, nous proposions également que la certification soit délivrée par le ministère de la justice. Malheureusement, nous n’avons, pour l’instant, pas été entendus sur ces points.

Un autre volet important de la loi de programmation 2018-2022 concerne l’open data des décisions de justice. Afin de renforcer la protection de la vie privée, la loi du 23 mars 2019 exige l’occultation préalable des noms et prénoms des tiers et des parties personnes physiques, mentionnés dans les décisions. L’occultation est également rendue possible pour les autres éléments permettant de les identifier ou d’identifier les magistrats et les fonctionnaires de greffe.

Cette rédaction est le résultat d’un compromis, fruit du souci de protection de la vie privée manifesté plusieurs fois par le Sénat.
 
ADD : Pour vous, les legaltechs peuvent changer en profondeur le travail des professions juridiques ?
Les legaltechs apportent une plus-value aux professions juridiques. Une recherche juridique peut désormais aboutir à des milliers de résultats en quelques secondes et les professionnels ont instantanément accès à des bases de données regroupant une documentation considérable. Les legaltechs peuvent aussi permettre une automatisation des tâches rédactionnelles les plus répétitives, une dématérialisation de la gestion des dossiers et une relation client facilitée.

Néanmoins, nous ne devons pas avoir une perception angélique des legaltechs. Les technologies du droit doivent être regardées comme des outils permettant l’évolution des pratiques des professions, de leurs clients et, plus largement, des justiciables.

Les changements portés par la legaltech sont donc non négligeables, mais le cœur de métier des professionnels du droit restera toujours le même : l’appréhension et l’analyse des situations individuelles, ainsi que la conception de solutions juridiques adaptées qui sont avant tout du ressort de l’humain.
 
ADD : Ces sociétés peuvent-elles être utiles pour prévenir l’embolie qui guette le service public de la justice ?
Les plates-formes de résolution amiable des litiges en ligne – qui ne sont pas les seules innovations proposées par la legaltech – sont spécifiquement tournées vers cet objectif. Elles peuvent en effet, en favorisant le développement des modes alternatifs de résolution des différends, contribuer à prévenir le contentieux civil et désengorger les juridictions.

Ces modes alternatifs permettent également à certains de nos concitoyens d’aboutir à une forme de résolution des litiges, simple et rapide, souvent gratuite, pour des petits litiges pour lesquels saisir la justice serait long et coûteux.
 
ADD : À quelles conditions ?
Ces solutions doivent être encouragés à condition qu’elles demeurent conformes au droit en vigueur et qu’elles soient respectueuses de la vie privée des personnes.

De plus, le recours à des legaltechs pour la résolution de litiges ne saurait remettre en cause le droit pour tout justiciable de voir son affaire examinée par un juge. C’est un droit constitutionnel fondamental.
 
ADD : Est-ce que vous craigniez l’arrivée de legaltechs étrangères sur le marché français ?
À ce jour, sur le marché national, la plupart des acteurs de la legaltech demeurent français. L’arrivée de legaltechs étrangères peut-elle être un sujet de préoccupation ? Pas forcément. Depuis longtemps, nous ne vivons plus dans un monde aux marchés économiques cloisonnés mais avons fait le choix de partager un marché unique avec nos voisins européens. Ensuite, les acteurs internationaux pourraient amener des solutions nouvelles sur ce marché, pourvu qu’ils respectent notre droit et nos valeurs. Enfin avec un système juridique et judiciaire aussi complexe et ancien que le nôtre, les acteurs nationaux demeurent irremplaçables.
 
ADD : Pensez-vous qu’il faille encourager l’émergence de champions français et/ou européens ?
Comme cela a pu ressortir du forum, derrière chaque legaltech et ses algorithmes il y a toujours une pensée humaine, une opinion. Les géants de la legaltech anglo-saxons ont souvent tendance à masquer cet aspect.

L’émergence de champions de la legaltech français ou européens, fondés sur la complémentarité et l’appui à l’action des professionnels du droit et des États, pourrait promouvoir à l’échelle mondiale une autre vision et apporter une saine concurrence à un modèle essentiellement majoritaire.

Elle pourrait également bénéficier à nos économies et apporter des progrès pratiques au secteur judiciaire. Pendant notre forum, il a été ainsi question d’un besoin d’accès et de traduction à l’échelle européenne de la législation et des décisions de justice d’autres pays. Néanmoins, la faisabilité technique, économique et politique d’un tel projet demeure incertaine.
 
ADD : Est-ce que ces travaux vont inspirer votre travail parlementaire ?
Oui, ils l’ont déjà fait et continueront de le faire. Ils ont d’ores et déjà renforcé plusieurs des convictions de la commission des lois, comme celle du besoin d’une certification obligatoire des plates‑formes de résolution amiable des litiges. Ce deuxième forum a bien mis en exergue l’importance de la transparence des algorithmes.
 
 
ADD : Pensez-vous qu’il faille une nouvelle intervention du régulateur pour encadrer le développement de ces start-up ? Et si oui, sur quels points précis, par exemple ?
La mission d’information sur le redressement de la justice menée par la commission des lois avait formulé, en avril 2017, des propositions concernant spécifiquement la legaltech, qui restent d’actualité :
- fixer un cadre juridique et déontologique plus précis et approprié pour la mise à disposition du public des décisions de justice (open data) ;
- fixer un cadre juridique précis pour les plates-formes de prestations juridiques et d’aide à la saisine de la justice ;
- fixer un cadre juridique précis et protecteur pour le justiciable permettant le développement du règlement alternatif des litiges en ligne et mettre en place un dispositif public de résolution des litiges en ligne piloté par le ministère de la justice ;
- favoriser et encadrer le développement des outils de « justice prédictive » pour prévenir le contentieux en matière civile ;
- mettre les outils de la « justice prédictive » au service du bon fonctionnement de la justice et de la qualité des décisions de justice et prévenir leurs dérives possibles ;
 
Plusieurs de ces propositions ont trouvé des échos dans la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, sans pour autant aboutir à des résultats pleinement satisfaisants. Toutefois, avant de chercher à modifier à nouveau la législation en la matière, il paraît pertinent d’attendre la publication des décrets d’application, prévue en 2020, et d’en analyser les premiers effets.
 
Propos recueillis par Gaëlle MARRAUD des GROTTES

 
Pour voir ou revoir les échanges lors de cette 2e édition du Forum des legaltechs, v.  http://www.senat.fr/evenement/forum_parlementaire_de_la_legal_tech/2019.html
Source : Actualités du droit