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Lutte contre les contenus haineux sur internet : le Sénat modifie l’équilibre du texte

Tech&droit - Données
18/12/2019
Entre l’Assemblée nationale et le Sénat, la ligne de crête entre la protection des victimes et la liberté d’expression diverge très nettement. Le Sénat a ainsi voté, le 17 décembre 2019, un texte profondément remanié. Le point sur les évolutions du contenu de la proposition de loi.
Décidément, le contenu de cette proposition de loi est bien fluctuant. Signe que le sujet est sensible et la rédaction des articles délicate.
 
Rappelons que cette proposition de loi entend lutter contre la propagation des discours de haine sur internet, notamment en renforçant les obligations des plateformes. Examinée en procédure accélérée, elle avait été adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale le 9 juillet 2019 (v. Haine en ligne : la PPL adoptée en séance publique, avec d'importantes modifications, Actualités du droit, 9 juill. 2019).

Pour Cédric O, secrétaire d’État au numérique, « Rares sont les textes qui répondent à un besoin aussi pressent, à une demande aussi forte de nos concitoyens ». Et répondant aux détracteurs de la rédaction issue de l’Assemblée nationale sur la nécessité d’une convergence européenne en la matière en lieu et place d’un cavalier seul français, le ministre souligne s’inscrire « pleinement dans une perspective européenne, mais une vraie régulation à ce niveau prendra des mois ; or il y a urgence à agir ».
 
Un avis partagé par Nicole Belloubet, qui a tenu à rappeler que « les positions des pays européens divergent et nous ne pouvons pas attendre la fin des discussions sur une initiative que la Commission souhaite prendre mais qui suscite l’opposition de certains pays, car ces débats pourraient prendre deux ans ».

 
La proposition de loi en quelques chiffres
– 18 articles dans la proposition de loi adoptée par l’Assemblée nationale ;
– 18 articles dans la version votée par le Sénat, mais plusieurs ajouts/suppression ;
– 65 amendements déposés au Sénat ;
– 16 amendements adoptés par le Sénat.


Catherine Morin-Desailly, rapporteure pour avis de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication explique, pour sa part, avoir écouté « les retours des tribunaux, des associations et des spécialistes, partagés entre ceux qui jugent que cette loi ne sera d’aucune utilité et ceux qui l’estiment dangereuse ». Au centre des débats : la nouvelle mission confiée au Gafam. « Je suis hostile à l’idée de confier aux Gafam le rôle de juger ce qui serait licite ou illicite » souligne ainsi Catherine Morin-Desailly : « avec ce texte, nous choisissons de remettre une fraction essentielle de notre souveraineté à des acteurs mondialisés réticents à toute forme de régulation et de discussion avec des autorités démocratiquement élues ».
 
La dépénalisation du délit de non-retrait
C’est la principale et centrale modification apportée par le Sénat : la suppression du nouveau délit de non-retrait de contenu haineux dans les 24h après leur signalement qui, selon le rapporteur Christophe-André Frassa est « déséquilibré aux dépens de la liberté d’expression ». Un dispositif pénal qui aurait été, par ailleurs, pour le rapporteur, inapplicable.
 
Pour Claude Malhurer, « en supprimant la création de ce délit, la commission des lois a retiré son intérêt au texte ». Un article, que certains sénateurs auraient, à l’inverse, voulu préciser.
 
Incompréhension également du côté de la ministre de la Justice : « Comment soutenir que le droit pénal est inabouti tout en supprimant l’article premier » ?
 
 Ce qu’il faut retenir des autres modifications du texte
Dans cette nouvelle version du texte, le Sénat :
  • est revenu sur la régulation administrative des grandes plateformes, avec pour volonté de mieux tenir compte des exigences du droit européen (directive "e-commerce") ; cela passe par une réécriture des obligations à la charge des plateformes en les proportionnant au risque d’atteinte à la dignité humaine et en écartant toute obligation générale de surveillance des réseaux ;
  • a entendu mieux s’attaquer à la viralité des discours de haine ainsi qu’à leur financement par la publicité ;
  • a souhaité promouvoir l’interopérabilité entre plateformes, qui permettrait ainsi aux victimes de haine de se « réfugier » sur d'autres plateformes avec des politiques de modération différentes, tout en pouvant continuer à échanger avec les contacts qu'elles avaient noués jusqu'ici ;
  • a revu les conditions d’intervention du CSA ;   
  • a prévu un message à poster en ligne à la place du contenu retiré, rappelant les règles élémentaires d'échanges respectueux entre les utilisateurs ;
  • a imposé aux plateformes en ligne d'accuser réception dans un délai de 24 heures de toute notification et d'informer sans délai l'auteur des suites données à sa demande de retrait ;
  • a obligé les plateformes en ligne à se doter des moyens nécessaires au ciblage et à la suppression des comptes utilisés pour répandre des contenus haineux ;
  • a reformulé le montant maximal des sanctions pécuniaires pouvant être prononcées par le régulateur en cas de manquement d’un opérateur à ses obligations ;
  • a renforcé les moyens d’action du CSA en lui donnant accès aux principes et méthodes de conception des algorithmes des plateformes en ligne ainsi qu’aux données sur lesquelles ils se basent ;
  • a réinséré dans le texte, en l’aménageant, un dispositif en matière de lutte contre les sites dits « miroirs ».
 
La prochaine étape, désormais, sera la tenue d’une commission mixte paritaire, dont la date n’est pas encore connue.
Source : Actualités du droit