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Sophie Jonval et Dieudonné Mpouki : "Il faut veiller, même dans ces circonstances, à ne pas rompre les équilibres"

Affaires - Commercial
09/04/2020
La crise liée au Covid-19 affecte également le fonctionnement de la justice commerciale. Mais côté organisation du quotidien, les greffes se sont rapidement mis en ordre de marche, s'appuyant sur leur longue expertise en matière de transition digitale. Avec un objectif : maintenir l'équilibre des intérêts entre entreprises et créanciers, parce que la crise ne peut pas tout justifier. Le point sur le rythme des audiences, l'activité des greffes côté RCS, les opérations que peuvent continuer à réaliser les chefs d'entreprise, avec Sophie Jonval, présidente du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce, et Dieudonné Mpouki, président d'Infogreffe.
Actualités du droit : L’état d’urgence sanitaire est désormais en vigueur depuis 10 jours. Concrètement, comment la justice commerciale s’est-elle adaptée ?
Sophie JONVAL : La profession a pris acte des mesures sanitaires à mettre en place et notre première préoccupation a été de respecter la sécurité sanitaire, à la fois de nos confrères et de nos collaborateurs. Les accueils physiques des greffes et donc des tribunaux de commerce ont été fermés dès le 17 mars et nous avons ensuite mis en place des actions pour mettre le plus possible de collaborateurs en télétravail, afin que le service public soit assuré.
 
Pour les audiences, dès le prononcé du confinement, cela a été assez compliqué parce que nous n’avions pas de texte nous permettant de tenir des audiences à distance. Elles ont donc été suspendues et réduites aux strictes urgences en matière de procédures collectives et préventives (plan de cession, mandat ad hoc et référé).
 
Les ordonnances nous ont permis d’organiser des audiences à distance.
 
Dieudonné MPOUKI : Sur la partie registre du commerce, je tiens à rappeler que nous n’avons pas eu à attendre des dispositions nouvelles pour pouvoir accomplir des formalités de façon dématérialisée. Depuis 2007, nous pouvons le faire (D. n° 2007- 750, 9 mai 2007). Malgré le confinement, nous avons donc continué à enregistrer des démarches en ligne presque normalement. Cela a aussi été l’occasion pour certaines personnes qui n’avaient pas pour usage d’effectuer ces formalités en ligne de le faire, désormais. Sans ce texte et l’expérience de son application, je ne vois pas comment nous aurions pu traiter toutes les formalités (25 000 formalités traitées en 2 semaines par les greffes sont passées par notre portail infogreffe.fr).
 
Heureusement, également, l’année dernière nous avions mis en place le tribunal digital (v. Sophie Jonval et Dieudonné Mpouki : « Avec l’ouverture du Tribunal Digital et la délivrance d’une identité numérique, la justice consulaire vient de franchir une nouvelle étape importante dans la dématérialisation », Actualités du droit, 12 avr. 2019), ce qui permet au chef d’entreprise de saisir le tribunal de commerce en ligne, en quelques clics.
 
 
Sophie JONVAL : Nous avons incité à l’utilisation de tous les outils numériques que nous déployons depuis des années.
 
 
Actualités du droit : Quels sont les critères retenus pour traiter ou non une affaire, dans le contentieux général comme dans le contentieux des entreprises en difficulté ?
Sophie JONVAL : Au niveau du contentieux général, il n’y a pas d’urgence à proprement parler. Les délais étant suspendus, il n’y aura à ma connaissance pas de contentieux général pendant cette période.
 
Le contentieux des entreprises en difficultés va être traité, avec une nuance pour le contentieux des juges-commissaires pour lequel l’urgence n’est pas caractérisée.
 
La priorité est donnée aux demandes d’ouverture de sauvegarde, de mandats ad hoc, aux plans de cession, aux requêtes urgentes (conversion en liquidation). Nous sommes en contact permanent avec les administrateurs et mandataires judiciaires et leur organisation représentative, pour essayer de répondre au mieux aux demandes, notamment lorsqu’il y a un impact sur les salariés.
 
Dieudonné MPOUKI : L’urgence s’est beaucoup plus caractérisée en matière de procédures collectives, particulièrement lorsqu’il y a des plans de cession, avec des salariés impliqués. Le président du tribunal décide sur la base de ces critères de tenir ou pas une audience.
 
 
Actualités du droit : Quels aménagements de la procédure a permis de faire la circulaire du 19 mars, l’ordonnance du 26 mars 2020 sur la prorogation des délais puis celle du 27 mars relative aux difficultés des entreprises ?
Sophie JONVAL : Dans les grandes lignes (Ord. n° 2020-341, 27 mars 2020, JO 28 mars ; Circ. 30 mars 2020, NOR : JUSC2008794C  ; v. Covid-19 et procédures collectives : une ordonnance adapte les échéances, Actualités du droit, 31 mars 2020), il faut retenir :
  • le fait de pouvoir tenir des visio-audiences ;
  • la tenue d’audiences de procédures collectives avec un juge unique ;
  • la suspension des délais par rapport aux entreprises en difficultés et des délais d’aménagement des plans de redressement : les sociétés en difficultés peuvent demander un report des échéances de plan qui seront échues pendant l’état d’urgence sanitaire, par simple ordonnance du président (la procédure est en droit positif, plus lourde) ; cela permet déjà de soulager les entreprises qui ont obtenu un plan ;
  • pour la période d’observation, les procédures ont été allégées et les délais allongés, puisque le rappel à 2 mois pour les sociétés qui sont en redressement judiciaire n’aura pas lieu pour étudier le maintien, ce qui permet d’avoir une visibilité sur les 6 premiers mois de période d’observation.
 
Nous avons été associés à la rédaction de cette ordonnance. Pour nous, la rétroactivité au 12 mars 2020 pour l’état de cessation des paiements est très pertinente. Cela permet notamment de favoriser les procédures de conciliation qui sont préventives et qui ne peuvent donc pas être ouvertes en cas de cessation des paiements depuis plus de 45 jours. Nous pouvons donc accompagner plus d’entreprises par une conciliation ou un mandat ad hoc.
 
 
Actualités du droit : Combien d’audiences se tiennent en moyenne par jour au tribunal de commerce de Paris actuellement, versus en temps normal ?
Sophie JONVAL : Le rythme des audiences prévues en procédures collectives sera maintenu. À Caen, par exemple, nos audiences ont lieu comme d’habitude un jour par semaine, toute la journée.
 
Dieudonné MPOUKI : Pour Paris, nous avons en temps normal 4 audiences de procédures collectives par jour, soit 20 par semaine. Ce n’est plus le cas en période d’état d’urgence sanitaire. Ce sera le président qui décidera en fonction des critères d’urgence, d’autant qu’il faut mobiliser aussi les juges, le parquet, les AJMJ, et les débiteurs, selon les cas. À Paris, nous avons eu des audiences le 1er et le 2 avril. D’autres sont prévues cette semaine.
 
Pour vous donner quelques chiffres, cette semaine, il y a eu 34 ouvertures de liquidation judiciaire avec des salariés sur DCP, une ouverture de redressement judiciaire, avec salarié, aussi, sur DCP, 9 conversions de redressement judiciaire en liquidation judiciaire.
 
 
Actualités du droit : Comment se passent les visio-audiences (outil, sécurité des données, etc.) ?
Sophie JONVAL : La profession a audité les produits disponibles sur le marché et a arrêté le 1er avril dernier son choix sur une solution sécurisée, cryptée, avec un cloud privé qui lui permet de tenir des audiences en visio. Le prestataire, Tixeo, est recommandé par la CNIL et agréé par l’ANSSI.
 
Nous tenons des audiences chaque semaine. La solution va être déployée cette semaine, avec une montée en puissance progressive dans les juridictions, parce que cela modifie les modalités jusqu’alors utilisées.
 
Nous allons donc pouvoir traiter les demandes d’ouverture en provenance des chefs d’entreprise.
 
Dieudonné MPOUKI : Tixeo est une entreprise française, qui répond à la sécurité et à la confidentialité des échanges.
 
 
Actualités du droit : Comment s’organisent les échanges entre les différents intervenants (administrateurs/mandataires judiciaires, chefs d’entreprise, leur conseil, représentants des salariés, juges en encore procureur de la République) ?
Sophie JONVAL : C’est vraiment le travail du greffe. Après avoir validé notre intention avec les juges consulaires, nous avons communiqué auprès de l’ensemble de nos interlocuteurs (Chancellerie, Parquet, AJMJ, présidents et juge) le choix de l’outil et leur avons expliqué la mise en place. Et nous contactons les entreprises par mail pour les inviter à l’audience.

Après des tests, je dois dire que la prise en main et le déroulement des audiences se sont bien passées et de manière très fluide. Il a simplement fallu changer un peu de façon de travailler : nous procédons, de notre côté, encore parfois par courrier. Avec les AJMJ, nous travaillons via Securigreffe, notre système de coffre-fort électronique, qui a été renforcé, avec le RPVA pour les avocats et le tribunal digital pour les entreprises.
 
En matière de procédure collective, nous ne traitons que les dossiers d’ouverture qui sont à la demande du chef d’entreprise. Il n’y a donc pas d’assignation en tant que telle. Et pour celles déjà enrôlées, le choix a été fait de ne pas les étudier.
 
Dieudonné MPOUKI : Via le tribunal digital, nous avons eu 290 saisines, entre le 24 mars et le 1er avril. Avant cette période-là, il y avait déjà des saisines mais pas dans cette proportion. Pour l’organisation des audiences en visio, nous avons eu des échanges avec le président du tribunal et tous les acteurs, en étroite collaboration. Les débiteurs ont été saisis avant, dès lors que les affaires étaient déjà enrôlées. Je tiens à souligner la très bonne collaboration des acteurs, dans des conditions pas toujours simples.
 
 
Actualités du droit : Fusion, scission, transmission d’entreprises, transferts de siège, etc., peuvent-ils continuer à se faire pendant cette période juridiquement protégée ? Les modalités de publicité ont-elles évolué ?
Sophie JONVAL : Sur les modalités de publicité, aucun changement à noter, parce que nous continuons à assurer la transmission des annonces au BODACC et parce que les JAL fonctionnent.

Simplement, les délais sont suspendus par l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 (Ord. n° 2020-306, 25 mars 2020, JO 26 mars ; v. Procédure civile et état d'urgence sanitaire : le point sur les reports de délais, Actualités du droit, 26 mars 2020). Les délais d’opposition, ceux à peine de nullité, forclusion, etc., sont suspendus à partir du 12 mars 2020, jusqu’à un mois après la fin de l’état d’urgence sanitaire. 

Nous continuons donc à effectuer des formalités, mais nous ne pouvons pas purger les droits d’opposition des créanciers. Les opérations ne peuvent donc pas être finalisées.
 
Dieudonné MPOUKI : Les chefs d’entreprises peuvent continuer à réaliser les opérations prévues et effectuer les formalités (les transferts, les fusions-scissions, etc.) sur le site Infogreffe.
 
 
Actualités du droit : Quelles sont les démarches que les entreprises ne peuvent pas faire en ligne ?
Dieudonné MPOUKI : Les seules formalités que l’on ne peut pas faire en ligne, et je le regrette, ce sont les immatriculations des sociétés coopératives (SEL agricole, GAEC, etc.). Il était prévu de les rendre possible fin 2019, mais des impératifs liés à la transposition de la 5e directive anti-blanchiment (registre des bénéficiaires effectifs) nous ont conduits à décaler la roadmap. Il y a quelques semaines, nous avons, en revanche, déployé les immatriculations des associations.
 
Sophie JONVAL : Nous traitons quand même le papier dans les greffes et nous pouvons donc effectuer ces formalités pour les sociétés coopératives, avec un délai supplémentaire pour des question d’organisation (télétravail, fréquence de passage de la Poste, etc.).
  
Actualités du droit : Le Sénat pointe un risque d’augmentation de la fraude aux droits des créanciers en raison du contenu de l’ordonnance Entreprises en difficultés. Qu’en pensez-vous ? 
Sophie JONVAL : Nous avons été attentifs au tout début de l’état d’urgence, malgré une certaine incitation à traiter les demandes d’ouvertures de procédure collective, à ne pas se précipiter.

Nous avons dû faire une pause pour prendre le temps d’examiner les dossiers afin de ne pas fragiliser les procédures, le risque étant alors, si l’on ne respectait pas les procédures et que l’on procédait en marge des textes, d’ouvrir, à juste titre, un droit d’opposition des créanciers et des tierces-opposition à la fin de cette période protégée. Il faut veiller, même dans ces circonstances, à ne pas rompre les équilibres.
 
 
 
Actualités du droit : Est-ce que vous avez déjà un retour statistique sur le type d’affaires traitées/démarches effectuées depuis le début de l’état d’urgence sanitaire ?
Dieudonné MPOUKI : Nous constatons que l'activité des greffes se maintient bien, grâce au recours aux formalités et démarches en ligne reçues par Infogreffe. Quelques chiffres pour l’illustrer. Pendant les trois premières semaines de confinement (16 mars - 5 avril) :
  • 41 200 formalités ont été traitées par les greffes et reçues par Infogreffe ;
  • 221 000 mises à jour du RCS ont été enregistrées ;
  • 6 300 appels et 6 500 mails ont été traités par le service client d’Infogreffe (mise en place d’une adresse e-mail (service.clients@infogreffe-siege.fr) et d’un numéro vert dédié (01 86 86 05 78).
Mais nous commençons à observer une baisse drastique de l'activité RCS, avec notamment une chute du nombre d'immatriculations :
  • plus de 40 000 immatriculations ont été enregistrées en mars 2019 contre seulement 31 000 en mars 2020, soit une chute de près d'un quart ;
  • plus des 2/3 de ces immatriculations (22 000) sont intervenues avant le 17 mars, date de début du confinement.
Côté judiciaire, nous avons enregistré au niveau national, sur l'ensemble du mois de mars 2020, 2 453 ouvertures de procédures collectives (sauvegardes, redressements, liquidations judiciaires) :
  • sauvegardes : 64 ;
  • redressements judiciaires : 687 ;
  • liquidations judiciaires : 1 702.
 
À titre de comparaison, 3 900 procédures collectives avaient été ouvertes en mars 2019.
 
Avec cette précision que près de 500 saisines ont été effectuées, pendant le mois de mars 2020, sur le site du Tribunal digital dont : 
  • 165 ouvertures de procédure collective ;
  • 122 requêtes au président ;
  • 56 requêtes en injonction de payer ;
  • 61 assignations. 
 
Propos recueillis par Gaëlle MARRAUD des GROTTES
Source : Actualités du droit